La médecine monastique.
Mais pour comprendre l’histoire de Trotula, il faut se plonger dans les mystères du monde et de la médecine du haut Moyen-Âge : c’est au début du VIe siècle lorsque tout a été rasé par les barbares venus de l’est, que les édifices, la civilisation et la culture n’existent plus, qu’apparaît Benoît de Nursie.[1] Il personnalise dans sa vie et dans sa règle, ce concept révolutionnaire qu’est la charité et affirme le principe d’une conduite originale envers ceux qui souffrent ou qui sont malades.[2] Principe jusqu’alors inconnue d’un monde romain qui considère plutôt la compassion comme une faiblesse. Il crée un monastère au Mont Cassin, embryon d’un ordre monastique qui va féconder toute l’Europe (les bénédictins) et aussi… un hôpital : « Il faut que tout cède au soin qu’on est obligé de prendre des malades, et on doit croire que c’est véritablement Jésus-Christ que l’on sert dans leur personne. ». C’est d’ailleurs à peu près à la même époque que naît l’hôpital dans le monde occidental, officialisé par le concile d’Orléans en 549 sous le nom de domus dei[3]. Ainsi, que ce soit grâce aux monastères ou aux hôpitaux naissants, que l’on porte soutane ou que l’on porte coule, les soins aux malades sont essentiellement accordés par des religieux. Pour les historiens, cette période du haut Moyen-Âge se définit donc comme celle de la médecine « monastique », car le peuple ne peut que consulter des clercs pour exposer ses maux.
Au cours des siècles suivants l’Europe occidentale retrouve un peu de stabilité grâce à la toute-puissance de l’Église et à l’instauration du système féodal qu’elle favorise. Mais le monde du savoir reste confiné dans les couvents alors qu’il explose outre-Méditerranée dans toutes les couches de la société.
Une exception : l’école de médecine laïque de Salerne.
C’est alors qu’à Salerne surgit comme un champignon après une nuit pluvieuse, une école de médecine fondée en 802 par quatre maîtres mythiques : un juif, un grec, un arabe et un latin, enseignant chacun dans sa langue. Cette naissance légendaire contient une vérité symbolique où Salerne s'affirme comme un carrefour politique, commercial et culturel, recevant les courants de la Méditerranée (monde byzantin, juif et arabe) tout en subissant les influences de l'Europe du Nord (présence des Lombards, arrivée des Normands). Première École de médecine du monde occidental, Salerne va préfigurer les futures facultés qui n’apparaîtront qu’en 1137 (Montpellier). De nombreux étudiants issus de toute l'Europe accourent déjà vers cette ville libre et laïque qu’ils baptisent "civitos hippocratica" où l’on pratique la chirurgie aussi bien que la médecine.
C’est dans ces lieux, dont l’excellence est très rapidement reconnue, que la beauté et le talent de Trotula vont pouvoir s’exprimer. Fille d’une grande famille, elle épouse un médecin, Jean Platearius, qui enseigne à l’École de Salerne. Pourtant comme toutes les femmes de son temps, elle est soumise aux traditions des lombards qui dirigent la région. La femme est sous la tutelle d'un homme, d'abord de son père, puis de son mari, devenue veuve elle passe sous la tutelle de son fils s’il est adulte, ou d'un autre homme de sa famille. Lors du mariage elle apporte sa dot et reçoit un quart des terres de son mari, mais elle ne peut utiliser ses biens qu'avec sa permission. La vie des femmes dépend donc de son pouvoir de séduction et de ses capacités à engendrer à moins qu’elle ne choisisse la vie religieuse. Trotula veut aider les femmes de son temps dont elle juge la condition insatisfaisante et précaire et toute sa vie, compte tenu du contexte, elle va œuvrer au service de la féminité.
Depuis la Rome antique, les filles pouvaient devenir médecin avec l’accord de leur père ou de leur mari. On ne connait pas les rapports entre Trotula et Jean Platearius, mais on peut supposer celui-ci libéral, comme le laisse prédire son appartenance à l’École de Salerne, car il lui permet d’y faire des études de médecine et d’y exercer ensuite. Ce n’est pas une première ; d’autres filles travaillent, étudient et soignent à Salerne et bien d’autres suivront le même chemin. Pour compléter (et finir) ce que l’on sait de la vie personnelle de notre héroïne, on peut ajouter que Trotula et Jean eurent deux fils (Matthieu et Jean le jeune) qui deviendront des chirurgiens réputés. Le reste est à imaginer.
Car Trotula c’est surtout une œuvre, un nouveau regard sur les femmes de son temps. Ce qui la passionne c’est d’agir pour limiter la fragilité féminine dans la société médiévale. La mortalité maternelle et infantile au cours des accouchements est terrifiante. On ne connaît que les résultats des familles royales où l’on déplore au moins 50% de décès, ce qui laisse supposer des chiffres effroyables chez les serfs et les vilains. Pour les femmes, l’épreuve est également terrible entre les risques hémorragiques, les infections puerpérales ou les complications mécaniques de l’expulsion. Les présentations dystociques sont souvent un arrêt de mort pour la mère et l’enfant, la césarienne n’étant pas encore réellement pratiquée. Quant aux maladies gynécologiques, elles n’intéressent pas les hommes et le champ est totalement en friche.
L’arrivée de l’Africain.
D’abord s’instruire ! Trotula bénéficie des livres réunis à Salerne, ce qui à l’époque constitue un trésor. Elle dévore Hippocrate qui a consacré plus de 100 chapitres aux maladies des femmes et à la grossesse ; l’œuvre d’Aristote est commentée chaque jour devant les étudiants et donne lieu à de fameuses discussions. Et puis, vient d’arriver à Salerne le moine Constantin, que tous nomment bientôt « l’Africain », tant il a bourlingué de par le monde. Il parle toutes les langues, sa connaissance est infinie et il se met à l’œuvre pour traduire les grands médecins arabes. Bien qu’il soit au monastère du Mont Cassin qu’a créé il y a plusieurs siècles le grand abbé Benoît, il s’absente parfois du scriptorium pour rejoindre Salerne afin de retrouver ses confrères qui y enseignent. Trotula, la plus curieuse de tous, le questionne sur ce qu’il a connu :
- Oui les filles sont souvent médecins chez les infidèles. Elles sont considérées comme les égales des garçons et passent les mêmes examens qu’eux. Oui, leurs hôpitaux sont ouverts à tous les malades, sans distinction de classe sociale. Oui ils savent fabriquer des médicaments qu’ils dosent de façon précise. Oui leurs chirurgiens sont habiles et savent opérer la cataracte. Oui ils connaissent aussi le grand médecin grec qui a fait la synthèse de toutes les connaissances médicales de son temps et qui se nomme Galien…
Trotula torture le moine-médecin qu’elle admire tant pour essayer de lui extirper tout son savoir. Elle sait qu’il est devenu la lumière de Salerne et que par lui, la réputation de l’École va s’étendre sur le monde.
Déjà les femmes accourent vers Trotula. Elles se confient à elle et lui parlent des heures durant. A qui pourraient-elles se confier dans ce monde féodal où leur parole n’est pas même écoutée ? Elles veulent qu’on soigne leurs maladies de femmes, qu’on leur explique pourquoi certaines ne parviennent pas à concevoir, pourquoi le teint de la peau perd cet éclat de leur première jeunesse… Et tant de choses encore qu’elles n’ont jamais osé dire à leurs maris ou à leurs confesseurs. Le calme et la beauté de Trotula les rassurent et sa voix posée répond à toutes les questions sans jamais les éviter ou les ignorer. La jeune femme enseigne aussi la médecine, en même temps qu’elle officie dans le dispensaire voisin où sont soignés d’opulents nobles lombards, des Croisés revenant de leur périple et même des étrangers de passage dans la ville.
Et Trotula, bravant les réticences des lettrés s’essaye aussi à l’écriture et décide de compiler toutes s[4]es expériences en écrivant de gros traités comme « De passionibus mulierum curandarum » qui reprend et complète toutes les observations d’Hippocrate en décrivant principalement les phénomènes physiologiques des menstruations et des grossesses. Elle montre que son latin est parfait et peut rivaliser avec beaucoup d’autres. D’ailleurs Constantin qui l’aime bien, l’encourage et la félicite pour son travail. Il l’initie à l’œuvre de Galien qui a beaucoup écrit sur les troubles des règles et les suites des accouchements. D’autres ouvrages suivent, dont « Traitement des femmes malades avant et après l’accouchement » pour constituer une bibliographie extrêmement complète et documentée. En guise d’introduction, elle explique son propos : « Puisque donc les femmes sont par nature plus faibles que les hommes, par conséquent sont plus fréquentes chez elles les maladies, surtout dans les parties vouées à l'œuvre de la nature ; et comme ces parties se trouvent en des endroits secrets, les femmes par pudeur et fragilité de condition, n'osent pas révéler à un médecin les angoisses causées par ces maladies. C'est pourquoi émue de leurs malheurs et à l'instigation d'une certaine matrone, j'ai commencé à examiner avec attention ces maladies qui frappent très souvent le sexe féminin. »
Car Constantin l’Africain admire cette femme capable d’écrire des traités de médecine et aussi faire preuve de la détermination et de la sureté que nécessite l’acte chirurgical. D’abord son élève, il la considère maintenant comme un Maître. C’est lui qui la décrit pratiquant une césarienne pour sauver la vie d’un enfant et à travers les mots du moine-médecin on perçoit l’admiration et le respect. Quand un périnée explose au cours d’un accouchement, Trotula le répare pour éviter toute douleur résiduelle ou tous risques de fistules. Quant aux traitements médicaux, elle préconise des cachets, des tisanes des onguents où les plantes médicinales que Constantin lui a révélé grâce aux écrits de Galien, tiennent la plus grande place.
Pour les femmes.
Pourtant Trotula va plus loin que la médecine. Elle prend aussi en charge les soucis esthétiques des femmes qui la consultent. Elle écrit « De ornato mulierum », que l’on peut traduire par : comment rendre les femmes belles. Les fards qui rendent à la peau son éclat, les pommades qui protègent des rayons du soleil et toutes ces délicatesses dont se paraient nos ancêtres y sont énumérées, nous renseignant tout autant sur leurs petits secrets que sur ce qu’était la mode au XIe siècle. Dans ses livres comme dans sa vie de médecin, Trotula aborde tous les aspects de la féminité, y compris les préoccupations psychologiques, esthétiques et sexuelles. En affirmant que les femmes ne doivent pas souffrir en accouchant et en n’hésitant pas à donner aux femmes des opiacés, elle se cabre contre le principe biblique qui affirme « Tu enfanteras dans la douleur ». Elle n’hésite pas à affirmer que la stérilité d'un couple peut aussi provenir de l'homme alors qu’il était à l’époque, toujours rapporté à la femme. Elle s’intéresse aussi à l’acte sexuel et cherche à traiter les douleurs et les répulsions de ses patientes.
Trotula, ce fut la féministe du Moyen-Âge ; elle dérangeait les hommes de son temps et elle aurait sans doute été censurée si elle n’avait pas bénéficié de cet espace d’exception et de tolérance, ouvert à toutes les discussions, que fut la prestigieuse École de Salerne. Le titre de « sapientissima » suggère même qu’elle dirigea au moins un temps la destinée de l’École.
Son œuvre resta très populaire et très enseignée jusqu’au XVIe siècle. Pourtant progressivement et jusqu’à encore récemment, la réaction des éternels détracteurs chercha par toutes sortes d’arguments à diminuer son mérite, jusqu’à chercher à la faire oublier [5]: « Elle ne fut jamais un médecin mais une matrone qui n’a jamais pu écrire une ligne… Elle n’était pas seule et bien d’autres ont contribué à son travail… Ce n’est pas elle qui écrivait ses livres, jamais une femme n’aurait pu le faire… Une femme ne pouvait avoir le tempérament pour manier des instruments de chirurgie… Ou bien pour conclure : Trotula est une légende, elle n’a jamais existé. »
Si, on peut l’affirmer aujourd’hui, Trotula a bien existé. Elle a vécu au XIe siècle, elle fut un grand médecin, la première féministe du Moyen-Âge et sans doute aussi la plus belle de toutes les femmes de son temps comme l’atteste le long cortège en pleurs qui suit sa dépouille sur les chemins de Salerne en ce triste jour de 1097…
[1] Saint Benoît.
[2] Vie et règle du patriarche Saint Benoit, p 59, Librairie Catholique, Clermont-Ferrand, 1848
[3] Qui deviendront évidemment les « Hôtels-Dieu »
[4] Le soin des maladies des femmes
[5] En 1985, John Benton, considère que non seulement Trotula n'a jamais existée, mais aussi qu'il n'existe aucun auteur féminin des textes gynécologiques de cette période. Inversement, certains ont soutenu que ces écrits avaient pu être attribués à une femme, pour leur donner plus d'autorité et d'authenticité, ou simplement pour détourner l'accusation d'avoir ignoré le tabou de l'observation des organes féminins pendant des siècles. L’Américaine Monica Green de son côté, entreprend de traduire et publier ces textes à partir de 1996. Depuis les années 2000, on considère que Trotula a réellement existé et que l'attribution de ses œuvres à des hommes n’exprime que l’antiféminisme des auteurs.
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